Un drap sur le Kilimandjaro by Pascal Dessaint

Auteur:Pascal Dessaint [Dessaint, Pascal]
La langue: fra
Format: epub
Tags: Voyage, essai, Écologie
ISBN: 9782743625146
Google: d67LAgAAQBAJ
Éditeur: Rivages
Publié: 2013-03-30T23:00:00+00:00

La fumée de nos usines…

Une chanson du carnaval dunkerquois nous donne à méditer ce refrain entraînant :

La fumée de nos usines

Nous rend tous tuberculeux

On s’en fout, on a bonne mine

On est des carnavaleux !

La rime est riche, la joie de vivre confondante. J’avoue que ça m’émeut.

Je viens d’une région où les poumons sont encrassés mais où, tant que cela demeure rentable, on n’empêche pas les gens de se crever la paillasse pour autant. Aujourd’hui, néanmoins, des hauts-fourneaux sont fermés, les chantiers navals n’existent plus. Beaucoup d’ouvriers sont au chômage mais ils gardent malgré tout leur bonne humeur, pour quand vient le carnaval. Ah ah ah ah ! Léon ! Il a dans son kenn’çon un joli saucisson ! Ah ah ah ah ! Louise ! Elle a dans sa chemise une jolie boîte à prise ! C’est beau ! J’en pleurerais ! Une autre fois je vous chanterai Rose la poissonnière, qui vendait des raies si chères que personne n’en voulait.

Quand je me rends à Dunkerque, à la descente du train, je respire le bon air chargé d’hydrocarbures, et c’est sans ironie que je dis cela. Dès que j’aurai posé mes bagages, j’irai même sur le port, je courrai sur les docks, j’en reprendrai un grand bol ! Rien ne peut m’évoquer plus mon enfance. C’est gazeux, ça sent un peu l’œuf pourri, surtout la nuit car les usines profitent que les gens dorment pour recracher leurs fumées. Au matin, selon le vent, une couche de crasse noire ou rouge s’est déposée sur les autos. Personne n’oublie son linge dehors. Personne non plus ne pense à se plaindre. S’il y a des usines, c’est que des gens travaillent, il en reste encore… On ne parle pas beaucoup de pollution.

Entre chien et loup, c’est un spectacle sidérant sur la plage de Malo-les-Bains, de Leffrinckoucke ou de Zuydcoote. On voit par-delà la jetée de l’Est les usines qui se découpent sur un horizon jamais pur. Le ciel présente des strates d’épaisses fumées grises, noires ou ocres, rouges même parfois. Et ça se reflète sur l’estran qui brille. Et ça s’étire lentement, se disperse. C’est bon pour les Belges ! assurent certains. Et les Belges, qui produisent aussi leurs fumées, garantissent que c’est bon pour les Hollandais, et ainsi de suite. C’est toujours bon pour le voisin ! Sous ces cieux, on comprend que la banquise se soit coupée en deux. On s’étonne depuis tout ce temps qu’elle soit encore blanche.

C’est la nostalgie qui me fait prendre la voiture le lendemain, moi qui ne conduis presque jamais. Je traverse le Minck. Je laisse derrière moi le Leughenaer et la tour du Reuze. Je vais entre port d’échouage et bassin de Freycinet. Après le phare, je franchis l’écluse Watier, puis l’écluse Charles-de-Gaulle, et remonte enfin la digue du Break qui semble ne jamais devoir finir. Je suis comme en équilibre entre la mer qui revêt des couleurs changeantes et un bassin de grand gabarit où s’alignent, monstrueux, les minéraliers. Un être humain paraîtrait incongru.

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